Les entretiens du dimanche
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La maladie peut-elle être source d'isolement
?
Lors d'un entretien précédent, Louis
était venu se joindre à nos amis. Sans que Théophile le sache, Louis avait
demandé un conseil au Père Stanislas à propos de la situation difficile que lui
et son épouse vivaient. Son épouse est atteinte d'une maladie dégénérative, et lui-même
est malade et très fatigué. Louis est résolument opposé à l'idée de mettre son
épouse en maison de santé ou d'accueil, car il a vécu une expérience peu rassurante
avec son frère, aujourd'hui décédé. Tout cela lui crée bien des soucis et il
n'envisage pas l'avenir avec sérénité.
Le Père Stanislas avait réfléchi à tout
cela, et il en avait parlé à Théophile. Aussi, tous deux avaient-ils décidé de
demander à une paroissienne de venir leur parler des conséquences de la maladie
sur la vie quotidienne, et en particulier sur celle d'un couple confronté à la
solitude. Myriam, tel est son prénom, a accepté et ce dimanche elle participera
à l'entretien de Théophile avec Candide, auquel se joindra le Père Stanislas.
Les situations évoquées dans cet
entretien sont réelles; elles ont été vécues par l'auteur et son épouse. Aujourd'hui
encore, ils vivent une situation difficile qui dure depuis cinq ans et n'offre
aucune perspective d'amélioration. L'expérience acquise est plutôt attristante.
*****
Candide
arriva, toujours aussi dynamique, et en vélo malgré le froid.
-"Bonjour à tous." lança-t-elle, avec
un beau sourire.
-"Bonjour Candide. Tu connais le Père
Stanislas. Je te présente Myriam: elle est mariée, elle a quatre enfants qui
l'occupent beaucoup, et malgré ses occupations familiales, elle est bénévole
dans un groupe de la paroisse qui a en charge les malades et les pauvres.
Autant te dire qu'elle est très occupée, mais heureusement aussi très
organisée!"
-"Ravie de
vous connaître" lui
dit Candide en la saluant.
-"Moi de
même. Le Père Stanislas et Théophile m'ont un peu parlé de vous. J'admire votre
courage et votre persévérance." ce qui fit légèrement rougir de plaisir
notre amie Candide.
Le
Père annonça le programme de l'entretien, en s'adressant à Candide: "Candide, nous avons souhaité parler
aujourd'hui d'une activité charitable de notre paroisse. C'est pourquoi nous avons
demandé à Myriam de participer à notre réunion. Comme Théophile l'a dit, Myriam
agit au sein d'un petit groupe de bénévoles qui visitent les malades qu'on nous
signale et vient en aide aux pauvres, autant que nos moyens nous le permettent.
Il
prit sa bible, l'ouvrit en Matthieu.
Le Christ a dit
à ses apôtres et ses disciples des paroles qui guident notre action. Je cite:
"… 'Venez,
les bénis de mon Père, recevez en héritage le Royaume préparé pour vous depuis
la création du monde. Car j'avais faim, et vous m'avez donné à manger ; j'avais
soif, et vous m'avez donné à boire ; j'étais un étranger, et vous m'avez
accueilli ; j'étais nu, et vous m'avez habillé ; j'étais malade, et vous m'avez
visité ; j'étais en prison, et vous êtes venus jusqu'à moi ! … Chaque fois que
vous l'avez fait à l'un de ces petits qui sont mes frères, c'est à moi que vous
l'avez fait." [Mt 25, 34-40]
Aujourd'hui,
nous mettrons l'accent sur la maladie, et tout particulièrement sur un aspect
inquiétant que soulève la question que voilà: la maladie peut-elle être une
source d'isolement?
Il
se tourna vers Candide, et lui demanda si cela l'intéresserait. Elle répondit
oui. Il fit un signe à Théophile.
Théophile,
veux-tu engager l'entretien?"
-"Oui, bien
sûr. C'est la situation familiale vécue par notre ami Louis qui nous a amené à
poser cette question.
La maladie est entrée dans sa vie, il y
a cinq ans maintenant. Un accident vasculaire cérébral (AVC) a frappé son
épouse. Il a des effets durables sur sa santé, et l'avenir s'annonce très
sombre, car des examens approfondis ont permis d'établir un diagnostic qui ne
laisse aucun espoir d'amélioration.
Les étapes de la
dégénérescence sont prévisibles : leurs durées respectives relèvent de la plus
grande incertitude.
En cinq ans,
rien ne lui a été épargné : une chute avec quatre fractures, zona, hémorragie
nasale effrayante entraînant une baisse anormale des globules rouges pendant
plusieurs mois. Il y a trois ans, on constata un très fort affaiblissement de
la motricité des membres inférieurs, la marche devint lente, mal assurée et très
pénible. Aujourd'hui, elle est incapable de marcher plus de dix pas, encore
faut-il qu'elle soit aidée. Quant à la mémoire, elle est quelquefois
extrêmement défaillante, et la compréhension des propos qu'on lui tient est
incertaine. Un état dépressif semble s'installer parfois, quand cet être cher
prend conscience de son état.
Dans ces
conditions, un malade et son entourage manifestent de façon variable leur
inquiétude. Pourquoi un tel acharnement du sort ? Et Dieu dans tout cela ?
Comment la foi chrétienne peut-elle permettre de vivre et de surmonter de
telles situations ? Comment résister au désespoir et ne pas perdre toute
espérance en Dieu et dans la vie ? Comment exercer la charité au sein du couple
? Et que deviennent les relations sociales?
Théophile
se tourna vers Myriam.
-"Myriam, qu'en penses-tu?"
-"
Hélas ! C'est bien ce que notre groupe
constate. Aborder avec sérieux la maladie et la souffrance exige d'avoir vécu
intensément, au moins une fois dans sa propre chair ou dans ses affections, la
maladie grave et la souffrance qui en découle. Pour nous qui côtoyons des
situations difficiles, commencent à se révéler leurs conséquences : physiques
nerveuses morales et spirituelles.
En
effet, la maladie, surtout si elle est grave, s'accompagne souvent de souffrances,
plus ou moins vives, aux manifestations très diverses. Par souffrance, on
entend généralement un état physique ou mental, ou les deux à la fois, où la
personne malade doit supporter des douleurs pénibles, voire intolérables, aussi
bien dans son corps que dans son esprit, pour un temps limité ou non.
Mais
la souffrance d'une personne malade n'épargne pas son entourage : la vie
affective, sociale, et professionnelle s'en trouve souvent bouleversée, avec le
cortège de ses développements moraux, voire religieux. La vie en société en est
affectée, et il n'est pas rare de voir se rétrécir comme une peau de chagrin le
cercle des amis et des relations. La souffrance entraîne aussi des obligations
matérielles et financières, qui peuvent se révéler insurmontables.
Il
m'apparaît que cela correspond bien au cas de votre ami Louis, que le
Père m'a rapporté."
Le Père reprit la parole : "La maladie grave soulève trois questions: pourquoi?.., pourquoi moi ?…, pourquoi
j'en suis là ? …, bientôt suivies par la question : comment vivre avec ? …
Plusieurs conditions sont indispensables pour affronter la vie: lucidité du
malade et de son entourage, réserves des médecins quant à l'issue heureuse de
la maladie, aptitude des techniques médicales à guérir la maladie, atténuer ses
effets, et en supprimer la cause.
Pourquoi ? C'est une question sur les causes de la maladie :
c'est en même temps une question sur la réalité de la maladie dans notre monde,
et en définitive sur le sens de la vie.
Par
exemple, dans la Bible, le livre de Job constate que le mal frappe en aveugle, sans
faire de différence entre bons et méchants. Il y donne quatre exemples dont la
source est d'origine humaine comme un acte terroriste, ou d'origine naturelle
comme un séisme par exemple. Et même, comme dit Job, bien souvent les méchants
restent en vie, alors que les innocents en sont les premières victimes. Ainsi
défini, le mal est un scandale, et la maladie et la souffrance qui relèvent de
la nature humaine font bien partie du mal. C'est ainsi, quand on n'a pas
réellement souffert, que nos explications s'effondrent devant la réalité, quand
le mal nous saute à la figure. Henri Bergson (1859-1941) faisait justement
remarquer:
"Le philosophe
(ou le scientifique) peut se plaire à des spéculations de ce genre dans la
solitude de son cabinet : qu'en pensera-t-il, devant une mère qui vient de voir
mourir son enfant ? Non, la souffrance est une terrible réalité, et c'est un
optimisme insoutenable que celui qui définit a priori le mal, même réduit à ce
qu'il est effectivement, comme un moindre bien."
Quand
nous sommes malades, nous faisons l'expérience de notre fragilité: nous la
vivons presque toujours dans notre famille, dès l’enfance, puis surtout en tant
que personnes âgées, lorsque nous devenons plus ou moins dépendants. La maladie
des personnes que nous aimons est vécue avec une souffrance personnelle,
quelquefois avec angoisse. C’est l’amour qui nous fait ressentir l'acuité de ce
"pourquoi?"
Un temps de silence s'installa. Candide semblait tout étonnée de découvrir
cet aspect de l'engagement chrétien au service des malades.
Myriam rompit ce silence. "Il
faut bien convenir que le malade qui souffre peut être tenté de regarder ceux
qui sont en bonne santé avec envie, trouvant dans son entourage bien portant
une source d'injustice : <pourquoi moi ?>.
"Eux, pourquoi échappent-ils à ce qui me frappe ?" Question qui montre bien la profondeur de la détresse du malade. Être frappé en notre corps, quand autour de nous s'agitent des êtres sans souffrance, est inévitablement ressenti comme une injustice surtout si la maladie est grave: "J'ai toujours vécu sobrement, sans faire d'excès d'aucune sorte, j'ai fait du sport…, et voyez celui-là (ou celle-là) qui se porte comme un charme alors qu'il mène une vie de patachon et d'excès ! L'alcool, le tabac, et le reste… alors que moi…"
"Eux, pourquoi échappent-ils à ce qui me frappe ?" Question qui montre bien la profondeur de la détresse du malade. Être frappé en notre corps, quand autour de nous s'agitent des êtres sans souffrance, est inévitablement ressenti comme une injustice surtout si la maladie est grave: "J'ai toujours vécu sobrement, sans faire d'excès d'aucune sorte, j'ai fait du sport…, et voyez celui-là (ou celle-là) qui se porte comme un charme alors qu'il mène une vie de patachon et d'excès ! L'alcool, le tabac, et le reste… alors que moi…"
Bien sûr, une telle
attitude se comprend. Pour le malade, son avenir dépend des réponses qu'apportera
son entourage."
-Le Père
intervint: "Le rôle de l'entourage
est très important en effet. Mais avant de consacrer quelques instants à cela,
Myriam, pouvez-vous nous dire ce que votre expérience vous suggère aux deux
questions qui restent : pourquoi j'en suis là ?… Et comment vivre avec ?"
Myriam réfléchit quelques instants puis elle poursuivit: "Quand la maladie se prolonge,
l'avenir s'assombrit, il est incertain; la médecine reste plus ou moins
évasive, l'entourage se montre réconfortant, plus ou moins adroitement,
l'atteinte à la santé est perçue comme irréversible. Que pense le malade de
tout cela? … Je crois que Théophile pourrait nous éclairer? Théophile?"
-" Oui,
oui, je vais essayer. Je vous livre une découverte me concernant directement.
Ayant eu une maladie, somme toute ordinaire, guérissable sans trop de
difficulté, une analyse génétique fut cependant jugée indispensable pour
préciser le diagnostic et préserver l'avenir. Elle a révélé, sans doute
possible, que je suis porteur d'un gène redoutable : il est en moi, comme un
ennemi très dangereux, menaçant chaque instant ma vie. D'où vient-il ? Mystère.
Mystère de la vie. Cette découverte a changé mon regard sur la vie. Jusque-là
je n'avais rien eu de bien terrible, et voilà qu'en moi il y a comme une sorte
de bombe à retardement, qui peut se déclencher n'importe quand, n'importe où,
mais qui menace sans contestation ma vie ; c'est le supplice de l'épée de
Damoclès ! Cela m'a conduit à réexaminer ma manière de vivre, ma manière
d'aimer les miens, à me soucier des conséquences sur le mode de vie des miens
au cas où cette bombe exploserait. Et tout naturellement, cette découverte m'a
conduit à me poser la question : comment vivre avec !
"Comment vivre avec?" quand
il n'y a plus d'espoir de retrouver l'état de santé antérieur ou quand une
marche arrière est impossible comme pour moi. La guérison totale n'étant plus envisageable,
l'organisation d'un nouveau mode de vie doit être mise en place. Cela se
fera-t-il sans bouleversement notable ? Faut-il se résoudre à vivre en maison
d'accueil spécialisée ? Quelles incidences financières cela va-t-il avoir ?
Comment la famille et les amis accepteront-ils ce changement ? Et pour mon
travail ? Comment envisager la vie du malade au milieu de son entourage proche,
et de la société en général?"
-" C'est certain. Tout est
bouleversé, approuva Myriam.
Voilà autant de questions, et bien d'autres sans doute, qui ne vont pas
contribuer à faciliter la vie du malade ni celle de son entourage, et qui, dans
l'immédiat, peuvent conduire à des moments très pénibles de découragement et de
peur de l'avenir.
On parle beaucoup de solidarité, rarement de charité, on parle, on parle
... mais notre monde est un monde indifférent, sauf rares exceptions, trop
rares. Et le pire est encore à venir: le cercle des relations s'amenuise, et le
malade et son entourage proche vont se trouver plongés dans la solitude,
et pour finir dans l'isolement."
-"Et Dieu, dans tout cela? demanda Théophile. La maladie de l'épouse handicapée de
Louis, femme qui peu à peu s'affaiblit en chair et en esprit, me fait penser à
Job et à ses "chers" amis, à ceux que le psaume [40(41),7] évoque: <Si
quelqu'un vient me voir, ses propos sont vides>. Tout cela n'est guère réconfortant."
"Permettez-moi de vous
poser une question, Myriam. Avez-vous eu connaissance de cas de
maltraitance?"
-"Directement?
… Non, mais la maltraitance couvre des degrés variés.
Pour bien saisir le
mécanisme qui conduit à la maltraitance, il faut comprendre le rôle que doit
tenir l'entourage du malade, entourage qui peut ressentir les mêmes douleurs
morales et spirituelles que le malade. C'est ainsi que le regard joue un rôle
primordial entre le malade et son entourage.
Je n'ai pas compétence
pour m'exprimer dans le domaine de la médecine. Tout être humain est appelé à
souffrir dans sa vie, et cela de façon très personnelle.
Dans une situation de
souffrance, il y a deux catégories de personnes qui sont concernées: le
souffrant (pardonnez-moi ce substantif nouveau) bien évidemment, mais aussi
l'entourage, famille, amis, compagnons de travail, et le (ou les) médecin. On
peut concevoir que chacun de ces protagonistes réagira différemment selon sa
culture, sa philosophie de la vie, sa religion, et sa morale. On peut concevoir
aisément que si le souffrant est gagné à un certain moment par le découragement
et la lassitude, avec peut-être la tentation de «tout laisser tomber», il en va
de même pour son entourage proche et ses amis ou connaissances. Combien de
malades, atteints de maladie grave, constatent amèrement le vide progressif qui
se fait autour d'eux ! La solitude laisse alors la place à l'isolement social.
Le malade peut prendre
plus ou moins conscience de la dégradation de son état. Il ressent alors une
intense douleur morale et spirituelle, et aussi l'humiliation de ne plus être
autonome. Son inutilité et sa dépendance sont pour lui un lourd fardeau. Son
entourage se trouve placé dans les mêmes conditions. Certaines situations
transforment la vie ordinaire en enfer quotidien, comme par exemple pour celui
qui a la charge directe du malade, celui qu'aujourd'hui on appelle «aidant». À
ce propos, savez-vous qu'en France un aidant sur trois meurt d'épuisement avant
celui qui l'aide ? [Cette remarque jeta la consternation dans le petit groupe.]
Myriam
poursuivit : "Dans la souffrance,
l’être de chair, d’esprit et d'âme qu'est l'être humain, engage un combat contre
la souffrance, mais aussi contre lui-même. Les psychologues savent bien que la
maladie a des répercussions sur l’être psychique. À l’inverse, une souffrance
psychique va se répercuter sur l’être physique. L’engrenage des souffrances
vient de naître. Quand l’être psychique est atteint, tout devient possible,
jusqu’à la dépression, voire l’autodestruction.
Ainsi, la fatigue, l'épuisement
physique et moral, l'avenir sans espérance, voilà les conditions réunies pour
que survienne la maltraitance."
Myriam se tut un long moment. Tous
respectèrent son silence, car tous savaient qu'elle avait vécu des instants poignants.
Enfin, elle reprit son exposé:
"La
maltraitance. De quoi s'agit-il et comment se manifeste-t-elle? Souvent, les personnes maltraitantes n’ont pas
conscience de porter atteinte au malade ou à la personne handicapée. Au-delà de
la violence visible, c'est-à-dire la maltraitance physique, ou financière (abus
de la faiblesse de la personne pour lui soutirer de l’argent), ce sont les
petits «mauvais traitements » de la vie courante qui pèsent sur les malades. Il
existe, hélas, une violence plus difficilement identifiable qui semble
regrouper la majorité des cas de maltraitance. Il s’agit de la négligence au
quotidien qui altère le bien-être des malades et handicapés, principalement des
plus âgés. On les appelle "maltraitances par inadvertance": citons
l'indifférence plus ou moins volontaire envers le malade, le non-respect de
l’intimité de la personne, les humiliations, le manque d’hygiène. Ces
maltraitances sont rarement le fait de personnes foncièrement méchantes, et
souvent ces personnes n’ont pas conscience de la portée et des conséquences de
leur comportement sur l'état du malade et l'évolution de sa maladie. Il faut,
bien au contraire, maintenir une attention aimante et constante de la part de
l'entourage.
Où
commence la maltraitance? Menacer d’une privation quelconque, est-ce du
chantage, une maltraitance psychologique, ou la seule solution trouvée pour
qu’une personne accepte de se nourrir par exemple? Il faut bien être conscient
que la "petite maltraitance" peut évoluer et dégénérer en violence,
et dans les situation les plus graves atteindre le stade de la cruauté, même si
celui qui l'exerce n'en est pas forcément conscient."
- Le Père,
Théophile et Candide s'écrièrent, tous ensemble : "Ce que vous nous dites est effrayant! Est-ce vraiment possible, Myriam?"
-" Oui,
hélas ... Dans cette spirale de souffrances, l'entourage ne peut pas seulement se
contenter d'assister à l'évolution des choses; il doit prendre conscience que
lui-même est engagé dans le combat, quoi qu'il lui en coûte. Tout membre de
l'entourage, qui aime vraiment celui qui souffre, souffre également ;
quelquefois, voir souffrir un malade sans pouvoir soulager sa souffrance
provoque une souffrance aux limites du tolérable.
Dans le regard du malade, on discerne souvent comme un appel au secours, mais aussi la
peur d'être abandonné, la souffrance aussi de se savoir dépendant et de mesurer
tous les soucis et difficultés qui résultent de son état pour ceux qui
l'assistent. On n'imagine pas l'importance du regard! Savoir déchiffrer un
regard est chose difficile."
Très émue, au bord des larmes, Myriam se tut à
nouveau … elle se ressaisit et continua son propos :
"Lorsque
l'entourage parvient à un profond état de découragement, de révolte même, il
doit prendre conscience que des situations de maltraitance, de son fait,
peuvent survenir à brève échéance. Il
faudra se résoudre alors à placer le malade en établissement spécialisé, ce qui
est de plus en plus difficile, vu le nombre insuffisant de places. Et pire,
malheur à ceux qui ne sont plus autonomes! Des institutions, même parmi les
plus charitables, se refusent à accueillir des personnes non autonomes, surtout
les plus âgées; j'en ai fait la triste expérience.
Comment préparer celui qui souffre à
vivre cette séparation ? La famille elle-même ne sera sans pas exempte de subir
et de partager cette souffrance ; le sentiment de ne pas avoir fait tout ce
qu'il y avait à faire pourra engendrer des regrets insupportables. Il en est de
même quand la mort provoque l'irréparable séparation.
Voilà
ce que je peux vous dire, ce que je tire de mon expérience de bénévole au
service des malades."
-"Merci, Myriam. J'ai rarement
entendu parler de la maladie en ces termes, précisa le Père Stanislas. Se tournant vers les participants: "Alors, quelle réponse pouvons-nous donner à la question qui nous
préoccupe: la maladie
peut-elle être une source d'isolement?"
Chacun
s'exprima, et la réponse fut un oui général.
*****
Prolongement donné à cet entretien
En effet, dans les cas de maladie grave ou de longue durée, un vide progressif se crée autour du malade et de son
"aidant". Mais ce "vide"
comprend deux niveaux: la solitude d'une part, l'isolement social d'autre part.
Précisons ce que recouvrent ces deux concepts.
La solitude est l'état, ponctuel ou durable, d'un individu
qui n’est engagé dans aucun rapport avec autrui. Être seul, c'est être isolé du
reste de la société. La solitude n'a pas le même sens selon qu'elle est choisie ou subie. La solitude est une
souffrance véritable lorsqu'elle n'est pas choisie. Il y a pire:
c'est le cas d'un individu qui se sent seul même lorsqu'il est entouré, car on peut être
seul au sein d'un groupe amical ou familial. La solitude semblerait s'être
intensifiée au fil de la modernisation. Dans les sociétés développées, la solitude
s'est largement répandue parmi une catégorie d'individus, les séniors, qui sont particulièrement
vulnérables. Vulnérables par la baisse de leurs capacités physiques et
intellectuelles liées à l'âge. Vulnérables également par les agissements d'une
frange de la société moderne: les délinquants et les criminels, dont la
télévision et les journaux relatent presque quotidiennement leurs méfaits.
L'isolement social désigne un manque d'interactions sociales en
raison de divers facteurs psychologiques et physiques. Cette situation
survient lorsqu'un individu présente un lourd handicap physique ou intellectuel,
ainsi que dans le cas de certaines maladies. Certains membres de l'entourage du
malade, des amis et des connaissances prennent leurs distances: visites de plus
en plus espacées, téléphone silencieux, courrier rare. Ces personnes ne
mesurent pas, hélas, les conséquences de leur comportement qui peuvent être
dramatiques: anxiété, peur panique, troubles alimentaires, etc. L'isolement
social peut entraîner des risques médicaux et psychiques, et d'autres
risques plus ou moins nocifs pour la santé. Pourquoi ce comportement? Peur de
la contagion? Peur de ne pas savoir quoi dire au malade? Indifférence, manque
de charité, coeur sec, quoi encore?
On voit donc que la solitude et l'isolement social sont lourds de
conséquences néfastes pour le malade plus ou moins atteint, plus ou moins
durablement souffrant. L'aidant lui-même est victime de la solitude et de l'isolement
social. Le malade et l'aidant sont en quelque sorte rejetés, ils deviennent des déchets
selon l'expression très forte du pape François (voir ci-après). Ce rejet
peut avoir un effet négatif, particulièrement d'ordre psychologique tel qu'une
faible
estime de soi, voire une dépression. Cela peut
également entraîner un sentiment d’insécurité et une haute sensibilité morale à
de futurs rejets.
Nous voulons citer ici les propos du pape François:
Dans
son exhortation apostolique "Evangelii gaudium", le pape François
écrit:
Non à une économie de l’exclusion
53. De même que le commandement de “ne pas tuer” pose une limite claire
pour assurer la valeur de la vie humaine, aujourd’hui, nous devons dire “non à
une économie de l’exclusion et de la disparité sociale”. Une telle économie tue
... Aujourd’hui, tout entre dans le jeu de la compétitivité et de la loi du
plus fort, où le puissant mange le plus faible. Comme conséquence de cette
situation, de grandes masses de population se voient exclues et marginalisées :
sans travail, sans perspectives, sans voies de sortie. On considère l’être
humain en lui-même comme un bien de consommation, qu’on peut utiliser et
ensuite jeter. Nous avons mis en route
la culture du “déchet” qui est même promue ... Les exclus ne sont pas des
"exploités", mais des déchets, "des restes".
Et
plus loin, le pape poursuit:
75. Nous ne pouvons ignorer que dans les villes le trafic de drogue et de
personnes, l’abus et l’exploitation de mineurs, l’abandon des personnes âgées et malades, diverses formes de
corruption et de criminalité augmentent facilement.
Que voilà de
terrifiants rapprochements de situation!
*****
Prochain texte
le 25 février 2017
Le
Mercredi des cendres
-----------------------
Illustration
Rembrandt - Le bon Samaritain
*****
Chers
lecteurs, si vous avez des remarques, des observations ou des questions,
écrivez-moi à l'adresse jacques.choquet2@orange.fr
À
suivre chaque dimanche … si vous le voulez bien.
Le 15 février
2017
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